Pink Bloc vs Black Coal

Crédits photographiques : Eros Sana
Crédits photographiques : Eros Sana

“Voici comment ça se passe : quelqu’un-e a une vision qui surgit d’un amour féroce et passionné. Pour la rendre réelle, nous devons aimer ce que nous accomplissons à chaque minute. » Starhawk, Chroniques altermondialistes.

En mai dernier, une action de masse de blocage d’une mine de charbon et de ses infrastructures se tenait en Allemagne, rassemblant près de 4000 personnes. L’ensemble des participant-e-s à l’action s’était organisé en groupes affinitaires. Parmi ceux-là, nous avions fait le choix de nous organiser en mixité choisie (à l’exclusion des mecs cishet), ce texte raconte cette expérience.

Le constat

À l’origine, il y a des conversations entre quelques meufs qui se croisent plutôt dans des espaces “mixtes” et se retrouvent autour d’un constat assez amer : en tant que femmes et minorités de genre engagé-e-s de près ou de loin pour la justice climatique, nous ne nous sentons pas toujours bien dans les espaces dits “militants” auxquels nous participons. Voire de moins en moins, à mesure que nos désirs de lutte s’effacent devant l’observation répétée des mêmes schémas de pouvoir. Il y a cette impression renouvelée d’être pris-e-s au piège d’un imaginaire latent qui s’énonce au fil de binarités dans lesquelles nous ne retrouvons pas : force / faiblesse, violence / non-violence, légitime / illégitime. Un imaginaire qui circonscrit ce qui est perçu comme efficace et pertinent en condamnant le reste, qui consacre encore et toujours les mêmes rapports univoques aux mondes et aux autres. Et si la critique des rapports de domination semble parfois possible sur le plan discursif, en pratique elle est aux abonnées absentes. Qu’il s’agisse des dominations que nous subissons ou de celles dont nous bénéficions pour certaines d’entre nous, lorsque nous tâchons de les déconstruire dans nos pratiques nous nous heurtons le plus souvent à des murs. Façonner notre engagement à partir de ce que nous sommes devient dès lors presque impossible.

Cette limitation que nous expérimentons dans des espaces de réunions, nous la vivons peut-être plus encore lorsque nous menons des actions. Si, à l’instar de l’assignation à prendre en charge la famille, l’organisation du collectif (facilitation des réunions, travail émotionnel, logistique de base) nous semble acquise, l’action reste le domaine privilégié d’un imaginaire performatif masculin / viriliste. Cet imaginaire s’articule autour de valeurs (force, courage, leadership, témérité), d’héritages (ce sont presque toujours des hommes qui font figure d’inspiration) et de pratiques (autorité, expertise, savoir-faire) qui laissent peu de place à une critique féministe et contribuent finalement à maintenir notre invisibilité dans l’action. Trouver notre place revient alors à accepter les rôles qui nous sont assignés, ou bien à en investir d’autres en mimant les comportements prescrits par le patriarcat. Reste la négociation permanente pour celles et ceux qui proposent et explorent d’autres pistes. Ici est née l’envie de nous organiser en mixité choisie, pour pouvoir expérimenter ce en quoi nous croyons sans avoir à expliquer ou à nous justifier en permanence.

Soyons clair-e-s, il ne s’agit pas pour nous d’être les prédicatrices de la nouvelle formule unique valable pour tou-te-s – il n’y en a pas. Si nous parlons depuis nos vécus spécifiques, ce n’est pas pour en faire autorité mais bien pour que ceux-ci puissent en côtoyer d’autres, que ce qui est perçu comme “majoritaire” tend à écarter. L’enjeu devient alors de commencer par questionner nos expériences respectives : que vivons-nous exactement dans ce mouvement et dans les moments d’action auxquels nous participons ? Qu’est-ce que cela provoque, affecte, suscite, touche en nous ? Quelles sont les choses qui nous aident à reprendre le pouvoir et à réaliser celui que nous avons déjà ? Quelles sont celles qui nous ramènent au contraire à un sentiment d’impuissance ?

La vision

Elle part des discussions en mixité choisie. De toutes ces fois où nous sommes sorties de ces réunions motivées, pleines d’énergie, sans le sentiment d’abattement qui nous prend si souvent ailleurs. Si de simples discussions peuvent nous procurer confiance et énergie, qu’en serait-il d’une action ? Nous savions déjà par expérience que pour qu’elle soit porteuse de puissance individuelle et collective, la prise de risque induite par l’action directe ou la désobéissance civile doit se faire dans un cadre de confiance, un cadre qui permette le dépassement de soi, de ses peurs et de ses traumas. Nous avions envie de nous offrir mutuellement une véritable attention, une réelle écoute, de nous laisser la place de construire ce confort affectif qui nous fait souvent défaut dans les espaces mixtes tout en se donnant les moyens de chercher sincèrement à réduire au maximum les rapports d’autorité et de pouvoir entre nous (et nous avons découvert ensemble combien un espace de mixité choisie permet cela en se concentrant sur ces questions). Mais ce qu’on voulait c’était aussi être ensemble pour aller au-delà de cette image de vulnérabilité ou de faiblesse qu’on accole trop à nos corps, non pas pour faire pareil ou mieux, mais pour se laisser l’espace de découvrir ce que ça fait de se sentir puissantes en dehors de toute injonction viriliste (l’Activiste sans peur et sans reproche).

La vision, nous l’avons définie quelques jours avant l’action : pour nous il s’agissait d’être ensemble à l’avant (immédiat ou proche) de l’action à laquelle nous allions prendre part, entre nous mais visibles (visibilité que nous avions assurée à grands renforts de peinture rose et de paillettes), au terme d’une dynamique d’auto-organisation dont nous aurions défini et mené toutes les étapes. Et comme nous ne souhaitions pas prétendre incarner à nous seul-e-s les luttes des femmes et minorités de genre, nous avons proposé la création d’un Pink Bloc, mixte, que pourraient rejoindre les groupes affinitaires se retrouvant dans les principes que nous défendions et la volonté de visibiliser notre présence et nos luttes.

pb-principles
Féministe, pour nous le Pink Bloc était donc de fait anti-patriarcal et anti-autoritaire. Et si le dire c’est bien, le pratiquer c’est mieux : concrètement, reconnaitre qu’on adhère à ces principes c’est chercher à questionner l’autorité ou le patiarcat en soi, accepter la critique, mesurer l’espace qu’on prend et éviter que cela ne soit au détriment des autres. De la même manière, s’il devait porter une volonté d’autonomie, le Pink Bloc devait donc s’assurer d’être “safe” : suffisamment bienveillant pour permettre à chacun-e de se positionner dans le groupe de la façon la plus respectueuse possible d’elle ou de lui-même, afin de donner au groupe les outils de son autonomie vis-à-vis de l’action au sens large.

C’est aussi cela que nous avons en effet créé et incarné sans tout de suite nous en apercevoir : un espace où le consensus s’ancre dans les réflexions féministes sur le consentement ; un espace recentré dès lors vers nos envies et nos besoins, individuels et collectifs, et non ceux d’autres, pour une fois ; un espace dans lequel il est possible de se demander ce que nous avons vraiment envie de proposer et faire ; un espace dans lequel il est possible de dire ses limites, et qu’elles soient entendues, ce qui peut permettre de les dépasser (si le groupe accepte d’en prendre soin), ou pas (quand il s’agit juste de les respecter). Le sentiment qui s’est dégagé  de nos décisions réellement prises au consensus a été d’une puissance rare, intense. Comme si toutes les discussions pour arriver à un choix qui convenait réellement à tout-e-s avaient tissé quelque chose d’infiniment dense et solide entre nous, et nous avait donné la confiance et la force de faire n’importe quoi, du moment que cela serait ensemble. Ici se situe le consensus : dans l’invention d’une option plus créative qui puisse satisfaire tous les points de vue, et non dans l’arbitrage entre différentes solutions quand aucune ne convient.

« Nous pouvons prendre le risque de faire cela car le monde n’est pas divisé en choix binaires » écrit Starhawk. Et c’est bien cela que nous cherchions en optant pour la frivolité tactique. Parce que nous souhaitions explorer d’autres voies, entre la marche encadrée et l’émeute, entre la violence et la non-violence, des voies foncièrement collectives et créatives, anti-patriarcales. Pas de « héros », pas de figure paternelle du « sauveur », pas de « nous sommes les meilleur-e-s ». TOUS les rôles sont importants, de la legal team aux premières lignes en passant par la logistique et la cuisine – et c’est pour cela que nous tenions à ce que les couleurs du Pink Bloc puissent être portées partout. Rien n’est possible sans ce NOUS, qui nous comprend tou-te-s.

L’action

« Faster » (plus vite). Les mecs derrière nous s’impatientent, 500 personnes au devant desquelles nous nous tenons partent à l’assaut d’une centrale à charbon, et nous allons trop peu vite à leur goût. L’une d’entre nous leur répond « Non ! Tout le monde doit pouvoir suivre ». La veille, nous étions de celles et ceux que l’entrain des premières lignes avait parfois laissé trop en recul, risquant l’incursion des flics dans la colonne. Nous tenant les un-e-s aux autres, nous avançons donc d’un pas calme et décidé. L’un-e d’entre nous commence à chanter « Whose planet ? » Et les autres lui répondent en cœur « Our planet ! ». Et la chanson continue :« Whose power ? Our power ! Whose streets ? Our streets ! Whose bodies ? Our bodies ! ». Nous la reprenons, chantant de plus en plus fort. Nos voix prennent de la puissance. Tenir cette première ligne c’est incarner la vision collective qui nous a portée là : être à l’avant de ces 500 personnes ça n’est pas seulement retourner les codes virilistes de l’action par nos tenues roses et nos slogans féministes, c’est aussi contribuer à les réécrire. Contrairement aux impatient-e-s qui nous pressent, nous ne cherchons pas à faire la démonstration de notre force ou de notre courage individuels, nous ne pensons pas seulement à ce qui nous attend derrière les multiples grillages entravant l’accès à la centrale, mais nous continuons avant tout à faire corps avec l’ensemble du groupe, et c’est ainsi que nous voulons entrer dans cette infrastructure monstrueuse, porté-e-s par cette incroyable puissance collective.

Cette incroyable puissance collective, notre force, notre créativité, quand nous dansons dans la mine au rythme de la samba, quand nous continuons à rire et à jouer nassé-e-s par la police, quand nous organisons des spokes councils et que nous choisissons résolument de nous organiser de façon horizontale, quand nous nous pensons comme un écosystème et que nous laissons la possibilité à chacun-e d’exister, quand nous nous soutenons les un-e-s les autres, quand nous organisons nous-mêmes notre défense sur un pont au carrefour des contradictions de notre siècle. Ce qui se dégage finalement c’est peut-être ce sentiment d’avoir tellement expérimenté, risqué, et appris en quelques jours.

 

Publicité

Une réflexion sur “Pink Bloc vs Black Coal

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s